|
Par Le |
rançois
Morellet est aux arts plastiques ce que Raymond Roussel est à la
littérature. Tous deux ont en commun une passion pour les systèmes,
de calcul pour le premier, de langue pour le second. A partir de ces systèmes
élaborés avec une rigueur toute personnelle, ils développent
une uvre protéiforme au principe d'engendrement apparemment
infini. En outre, tant l'auteur des Géométrees que
celui d'Impressions d'Afrique nourrissent pour l'esprit de sérieux
et pour les conventions un scepticisme qui se traduit par la présence
d'un humour insistant, pas toujours perceptible d'emblée. Ainsi
du néon de Morellet s'enroulant autour d'un arbre du jardin. «C'est
un néon grimpant vert (!) qui est entre le végétal,
Zadkine et un peu moi», explique l'artiste qui s'est installé
au milieu des sculptures de son collègue et ancêtre. Ossip
Zadkine est mort en 1967; Morellet, alors quadragénaire, était
à cette époque membre du Grav, Groupe de recherche d'art
visuel, qui faisait parler de lui à grands coups de cinétisme
et d'effets lumineux en tous genres.
Ludion. Entre l'amphitryon et son hôte, en dépit de la déclaration de celui-ci et du projet de l'exposition (établir un «dialogue inédit entre ces deux représentants actifs de la modernité au XXe siècle»), aucune parenté, pas le moindre cousinage mais plutôt une rencontre insolite entre un sculpteur cubisto-pathético-primitiviste et un ludion géométrico-ludico-poétique. Mais là n'est pas l'important. Morellet l'invité vient en effet de loin, presque aussi loin que Smolensk, la ville natale de Zadkine. Non par ses origines puisque, depuis soixante-treize ans, il vit à Cholet (Maine-et-Loire) où il dirigea une entreprise de jouets pendant vingt-sept ans, mais par le projet entamé à Tours, poursuivi de Bourges à Lyon, développé ici même puis à Brest et destiné ensuite à continuer son chemin en direction de Cologne.
Son projet, il le définit comme son «rêve d'une
ligne infinie au cheminement imprévisible qui se génère
lui-même, et cela grâce (...) aux décimales
du chiffre Pi». Propos savants et quasi transcendants pour une
réalité bien palpable. Car le visiteur, fût-il ignorant
de la méthode de gestation, ne peut manquer d'être frappé
par l'allure serpentine des néons de jardin ou de ligne brisée
du Pi rococo de façade.
Calembour. Le principe est simple. Il consiste à dérouler
les décimales de Pi en leur adjoignant une traduction angulaire
(par exemple: 1 = 10°, 2 = 20°, 3 = 30° mais aussi bien:
1 = 30° ou 75° ou encore 90°). Le résultat
paraît tout aussi simple, loin des géométries minimalistes
ou des combinaisons conceptuelles auxquelles le travail de Morellet est
néanmoins souvent associé. Images d'un accordéon
injouable, d'un double décimètre impliable ou parfois d'une
étoile hérissée d'hésitations comme le Pi
piquant. L'artiste, fervent adepte d'une géométrie aussi
aléatoire qu'implacable, n'est ennemi ni des figures importées
(les branches associées aux lignes des Géométrees)
ni du calembour (l'Armor relais de l'art Morellet ou autre Mais
comment taire mes commentaires) qui, bien qu'étant, selon Lanson,
«la forme la plus basse du sentiment des sonorités verbales:
voilà pourquoi il lui arrive de rapprocher les grands artistes
et les grands imbéciles» (1), le rapproche justement,
encore une fois, des jeux de mots (et d'esprit) de Roussel avec ses «bandes
du vieux billard» se contorsionnant pour devenir les «bandes
du vieux pillard».
Annuaire téléphonique. Humour phrasé, humour
ligné, les inventions se multiplient sans jamais abandonner les
vertus d'un calcul d'autant plus précis qu'il paraît gratuit.
Avant d'exploiter avec jubilation les ressources décimales du Pi,
ce sont les chiffres de l'annuaire téléphonique du Maine-et-Loire
qui ont été mis à contribution. Morellet s'amuse
beaucoup mais il ne triche pas. Les résultats de ses conversions
ne sont jamais sommés de se plier au bonheur de l'esthétique.
Les carrés qui ne se referment pas et les lignes qui ne se croisent
pas, tels qu'ils apparaissent dans la série des Emprunts,
n'obéissent guère à la tentation du joli, du séduisant,
de l'agréable. Ils plaisent précisément parce qu'ils
échappent sans cesse à leur destination supposée
ou anticipée imaginairement.
Si les totems de Zadkine dégagent une puissance harmonieusement contenue, les traits et les courbes de Morellet prennent, en revanche, la tangente d'une ligne de fuite. L'un est massivement enraciné sur le socle d'un lyrisme écharpé, l'autre se fait la belle à la première occasion. Finalement, tous les deux font plutôt bon ménage.
(1) Gustave Lanson, l'Art de la prose.
On consultera avec profit Mais comment taire mes commentaires de François Morellet publié par l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts dans la collection «Ecrits d'artistes».
Le musée Zadkine diffuse en outre pendant la durée de l'exposition deux vidéos, la première composée de quatre petits films réunis sous le titre «François Morellet: un peintre sous influences»; la seconde sous la forme d'un entretien avec Daniel Soutif, réalisée par Camille Guichard. |
[article précédent] [semaine] [article suivant] |